Thursday, November 14, 2013

Entre le Brésil et la Bolivie, le business ordinaire de la cocaïne


NICOLAS BOURCIER


Il a le regard nerveux de ceux qui ont appris depuis trop longtemps à ne pasfermer les yeux quand ils dorment. Sotilios, "o Grego", le Grec comme tout le monde l'appelle, est un sans-abri installé le plus clair du temps sur le trottoir situé en face de la gare routière de Corumba, une ville brésilienne frontalière de 100 000 habitants, bordée par les eaux troubles du Rio Paraguay et devenue au fil des ans le principal point de passage et de trafic de cocaïne, d'armes et de personnes avec la Bolivie voisine.


"TOUJOURS EN SILENCE ET EN TOUTE IMPUNITÉ"
Originaire d'Athènes, retraité sans le sou, ce sexagénaire à la parole facile a choisi de venir s'échouer ici parce que la vie y est moins chère et moins dangereuse qu'à Sao Paulo ou à Rio de Janeiro. "Tout le monde se connaît, dit-il,on y fait commerce de tout, à bon marché, toujours en silence et en toute impunité." Réseaux de prostitution, mineurs ou majeurs, voitures volées, droguesdures : Corumba et sa petite voisine bolivienne, Puerto Quijarro, voient passerchaque jour un peu plus, le long de leur ligne de séparation quasi invisible, un flot de commerce illicite et de narcotrafic sur un fond de misère qui, lui, reste intangible.
Entre 20 % et 25 % de la pâte base de cocaïne arrivant sur le territoire brésilien transiterait par ces cités frontalières et leurs environs. Une terre sauvage à la nature luxuriante du Pantanal, traversée d'est en ouest par un axe routier reliantCampo Grande, la capitale du Mato Grosso do Sul, et Santa Cruz de la Sierra, la grande ville bolivienne située au cœur de cette vaste région du bassin amazonien, qui a fait du pays le troisième producteur de coca au monde, derrière la Colombieet le Pérou.
Trois pays frontaliers d'un Brésil dont la consommation de cocaïne n'en finit pas d'accompagner le boom de sa classe moyenne. Rien que pour le crack, ce dérivé ravageur et bon marché de la cocaïne, le Brésil compte plus de 1,2 million d'usagers. Soit, selon une enquête d'une commission parlementaire brésilienne de novembre 2011, une consommation nationale comprise entre 800 kg et 1,2 tonne par jour.
De quoi attirer les convoitises. Ici, de chaque côté de la frontière, le prix du gramme de cocaïne pure varie entre 1 et 10 reais (de 0,38 centime d'euros à 3,8 euros), selon l'humeur des vendeurs et l'aplomb des acheteurs. Loin, bien loin, des 60 euros le gramme de poudre, souvent coupée avec d'autres produits, d'après une évaluation récente des principales villes européennes (en anglais).
"PORTES D'ENTRÉE DE DROGUES ET D'ARMES"
Ce qui frappe à Corumba est le calme apparent. Une sorte d'anti-Ciudad Juarez, cette ville frontalière du nord du Mexiqueravagée par la violence et le narcotrafic.Même ses quartiers périphériques, gangrenés par la misère et quadrillés, selon les statistiques de la police, par plus de 300 "bocas de fumo", ces points de vente de drogue et de consommation express, paraissent encore impassibles face au débordement de ce commerce illicite.
Corumba et Puerto Quijarro : deux villes en miroir, reliées par un petit pont construit en 1980, surplombant un microscopique bras de rivière et tenu entre parenthèses par deux imposants postes douaniers chichement occupés. Une frontière suspendue dans le temps, que l'on franchit sans montrer de passeport, sinon par malchance. Autour, à quelques kilomètres à peine, les routes de terre ouvertes aux vents et trafics font office de passage quasi normal d'un pays à l'autre, souvent à travers champs. Plus loin, éparpillés dans la nature, côté brésilien, on compte même une cinquantaine d'aérodromes miniatures le long de la ligne de démarcation, soit une piste en moyenne tous les 5 kilomètres. Une aubaine pour les avions volant en rase-mottes, indétectables au radar, et bourrés de stupéfiants ou de marchandises prohibées.
"Cette frontière du Mato Grosso do Sul est un des principaux points de crispation et de concentration des problèmes liés aux trafics au Brésil", souligne Monica Herz, professeure et spécialiste des questions de sécurité à l'Université catholique de Rio de Janeiro. Déjà en 2010, une commission d'enquête parlementaire avait placé Corumba dans sa liste des 17 principales villes considérées comme "portes d'entrée de drogues et d'armes" au Brésil. Un phénomène qui n'a fait que s'amplifier. La politique de lutte contre le crime à Rio de Janeiro a connu, peu de temps après la diffusion du rapport, un point culminant avec l'envoi à Corumba de troupes de la Force nationale de sécurité publique (FNSP).
"Aujourd'hui, cela change encore, glisse Joao, jeune agent surarmé de la police militaire, en poste depuis deux ans à Corumba. Les donneurs d'ordres de ce trafic semblent désormais venir de Sao Paulo et de son gang, PCC, le Premier Commando de la Capitale, dont les chefs incarcérés restent très organisés, même derrière les barreaux." L'arrestation ces derniers mois, près de la frontière, côté bolivien, de plusieurs jeunes Brésiliens soupçonnés d'avoir commandité des meurtres et d'appartenir à des réseaux mafieux fait craindre aux autorités une présence accrue et plus organisée des trafiquants. "Il y a une criminalisation transnationale, précise Gustavo Villela Lima da Costa, anthropologue à l'Université fédérale du Mato Grosso do Sul. On peut même évoquer un début de “cartellisation” de la frontière."
"EMPÊCHER LA SANCTUARISATION DES BANDITS À LA FRONTIÈRE"
La situation a été jugée suffisamment grave pour que le gouvernement de la présidente Dilma Rousseff élève la sécurité des frontières au premier rang des priorités nationales. Un plan stratégique a été adopté en juin 2011, doté d'un budget de plus de 5 milliards d'euros sur huit ans. Dans les faits, cet investissement devrait augmenter le nombre des opérations le long des 15 000 kilomètres de frontières que partage le Brésil avec ses dix pays voisins.
Par deux fois, près de 10 000 soldats se sont ainsi déployés pendant un peu plus de trois semaines face à la Bolivie, une partie du Paraguay au sud et du Pérou au nord. La dernière opération, appelée "Agata 6", s'est terminé le 24 octobre. Près de 3,7 tonnes de drogue ont été saisies. "Ces actions ont pour vocation de devenirrennes, afin d'empêcher la sanctuarisation des bandits à la frontière", veutcroire le général Amauri Pereira Leite, chef d'état-major des opérations de l'ouest, dans son QG de Campo Grande.
Conscient des problèmes de communication observés sur le terrain entre les différentes polices brésiliennes et l'armée, il affirme que "les choses s'améliorent", rappelant qu'Agata 5 avait fait baisser de 70% le trafic dans le Mato Grosso do Sul, le temps du déploiement.
PRISON SURPEUPLÉE
Une goutte d'eau, estiment les experts. "Les choses se calment pendant l'opération, et le trafic reprend aussitôt celle-ci terminée", observe Edgar Aparecido da Costa, professeur à l'université et spécialiste des frontières à Corumba. Il ajoute : "Les militaires manquent de préparation et méconnaissent ces lignes de front. Or, pour ce type de situation, il faut du renseignement et une coordination hautement efficace entre les unités dépêchées sur le terrain. Même entre les Etats-Unis et le Mexique, où les moyens déployés sont considérables, on a du mal à dire que la frontière soit véritablement efficace !"
En attendant la prochaine opération de l'armée, la police militaire et les unités de la FNSP poursuivent leurs rondes quotidiennes. Plus de 15 kg de cocaïne hier, moins de 10 kg la semaine précédente. Encore quelques armes et plusieurs couteaux. A peine deux ou trois individus placés en détention dans la prison déjà surpeuplée du coin. Ainsi va la vie des patrouilles de cette longue et poreuse frontière.
Sotilios, lui, n'a réussi aujourd'hui qu'à empocher 3 maigres reais pour avoir porté des valises à la gare d'en face. "C'est peu, mais pas très grave", lâche-t-il avec lesourire. Il attend toujours que l'Etat grec recouvre ses dettes et lui envoie le pécule de retraité auquel il dit avoir droit. Même ici, sur ce bout de trottoir de Corumba.
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De Le Monde (Francia), 01/11/2012
Fotografía: Des troupes de la force nationale de sécurité fouillent des suspects à Corumba, au Brésil, le 24 octobre. | Luciana Whitaker pour "Le Monde"

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